Haro sur la finance !

Publié le par ledaoen ...



Dans le maelström que connaît la finance internationale, il est intéressant de voir comment émerge, de plus en plus clairement, la personnalité du coupable : pêle-mêle, le trader new-yorkais, les hedge funds londoniens, les paradis fiscaux. Bref, la finance.

Le monde politique, un peu désemparé face à cette crise, gêné d'avoir à mobiliser, en si peu de temps, autant d'argent pour une cause aussi politiquement incorrecte que le sauvetage des banques, tente de se protéger. La finance internationale est un coupable facile. Mais est-il juste ? En tant que praticien et théoricien de la finance, nous avons le sentiment de revivre cette fameuse fable de La Fontaine, où le baudet finit en victime expiatoire de ceux qui n'ont pas envie d'assumer leur part de responsabilité.

Rappelons d'abord que la finance internationale, et notamment les innovations financières tant décriées aujourd'hui sont indispensables à une allocation optimale des risques. A ce titre, elles ont permis des avancées spectaculaires dont nous avons tous bénéficié. Les produits dérivés, par exemple, figures emblématiques de cette innovation financière, permettent de transférer les risques vers ceux qui sont les plus à même de les porter.

Le néophyte l'ignore souvent, mais sans ces produits dérivés, il ne serait pas possible d'assurer les populations pauvres des Caraïbes contre les dégâts des cyclones, ou de réguler le prix des billets d'avion et de permettre à nos compagnies aériennes de survivre aux aléas spectaculaires du prix du pétrole ; sans eux, Airbus ne pourrait pas continuer à produire dans la zone euro en vendant en dollars et serait obligé de délocaliser massivement ses activités hors d'Europe.

Cette innovation financière est le fruit de modèles mathématiques indispensables à leur maniement, pour analyser toutes les stratégies potentielles et pour déterminer la moins chère. La finance mathématique a fait des progrès extraordinaires permettant le développement de produits toujours plus sophistiqués et, en principe, plus utiles.

En second lieu, il est essentiel de faire la part des responsabilités entre les praticiens de la finance et les régulateurs de cette dernière. Qui est le plus coupable, entre le courtier en crédit immobilier de l'Ohio, qui poussait ses clients à renégocier leur crédit au-delà du raisonnable, et un gouverneur de la Fed (la banque centrale américaine), qui a maintenu les taux d'intérêt aussi bas pendant aussi longtemps en alimentant une bulle spéculative par une abondance d'argent facile ? Et les parlementaires américains ne doivent-ils pas aussi faire leur mea culpa, pour avoir créé une incitation fiscale déraisonnable transformant le crédit immobilier en outil de défiscalisation : ce n'est pas un hasard si les Américains se sont si massivement endettés, puisqu'ils y étaient incités par l'Etat lui-même !

En France, nous savons tous que l'endettement des ménages a atteint un niveau inquiétant depuis plusieurs trimestres, passant de moins de 60 % du revenu disponible brut au début de 2005 à 72 % au début de 2008. Cela n'a pas empêché, encore récemment, de nombreux hommes politiques de réclamer une baisse des taux de la Banque centrale européenne qui n'aurait fait qu'aggraver le mal. La vérité est donc que l'Etat régulateur n'a pas régulé ! Son premier péché est de ne pas avoir osé endiguer la croissance artificielle, espérant sans doute que les gouvernements suivants auraient à gérer le reflux.

Mais le plus grave est que l'Etat régulateur n'a pas non plus pris la peine de réguler par anticipation les effets de la crise, par exemple, en mettant en place une régulation des hedge funds, un contrôle prudentiel de la titrisation ou un renforcement des agences de notation. Et personne ne peut dire que cette crise est une surprise : les limites des modèles et l'annonce des risques accumulés ont été analysées en détail par Paul Jorion, dès 2004, ou par Nouriel Roubini, en 2006.

La refondation de la régulation financière va devoir être entreprise rapidement, et à un niveau mondial, puisque c'est à ce niveau que les risques s'expriment. La régulation va devoir rattraper au plus vite le retard qu'elle a accumulé sur l'innovation financière.

Mais s'il faut d'abord souligner l'apport de la finance et la responsabilité des régulateurs, il faut aussi rappeler aux praticiens de la finance les limites fondamentales des outils qu'ils manipulent. La finance mathématique a conduit à la naissance de toute une génération d'apprentis sorciers à qui l'apparente vérité mathématique a donné de fausses certitudes et de vrais appétits.

Le fait de disposer d'une formule et de la possibilité donc de mener un calcul avec autant de chiffres après la virgule que souhaité donne, en effet, l'illusion de la maîtrise du réel. Or la formule a été établie dans le cadre d'un modèle qui tente de représenter le réel mais qui ne saurait en aucun cas s'y substituer. Le modèle a également été établi au prix d'hypothèses simplificatrices dont l'impact sur la pertinence des conclusions du modèle ne doit jamais être oublié. Une partie importante de la crise actuelle réside dans cet "oubli".

Les modèles mathématiques ne sont utiles et fiables que pour autant que l'on reste dans un certain cadre d'hypothèses propre à chaque modèle ; quand on en sort, notamment quand les conditions de marché deviennent exceptionnelles, les modèles perdent leur sens et leur utilité. Les financiers fous, et leurs patrons, ont tout simplement oublié de se demander ce que deviendrait leur système s'il sortait du cadre d'hypothèses.

L'exemple le plus criant nous est donné par le concept de mesures des risques le plus largement utilisé sur les marchés : la value at risk (VaR). La VaR correspond au niveau de fonds propres à détenir pour faire face à, disons, 99 % des situations. Grosso modo, il s'agit, pour l'institution financière qui met en oeuvre cette approche, de contrôle des risques, de se prémunir contre les 99 % de situations les plus courantes. Mais elle ne nous dit rien cependant sur les 1 % restants. Or le problème est bien là : quand la finance entre, comme c'est le cas aujourd'hui, dans cette zone exceptionnelle du fameux 1 %, elle ne contrôle plus rien. Notamment les effets de système, ce fameux "effet domino" par lequel l'entrée d'un opérateur dans sa zone noire de 1 %, entraîne brusquement tous les opérateurs dans leur propre zone noire de 1 % !

Couvrir ces risques résiduels peut se révéler trop coûteux, voire impossible, en raison de ce que les spécialistes appellent l'incomplétude des marchés. En présence d'incomplétude, les estimations de la valeur de marché d'un actif risqué sont alors données par des méthodes où l'on ne cherche plus la couverture parfaite la moins chère mais simplement la couverture minimisant le risque résiduel. Si le prix qui en est issu constitue une bonne base de discussion entre l'acheteur et le vendeur, il ne permet nullement à celui qui endosse le risque de se couvrir complètement et laisse à sa charge un risque résiduel dont la réalisation est faiblement probable mais dont les conséquences de la réalisation peuvent être très élevées. 

La sophistication des techniques mathématiques utilisées - indispensables à la compréhension des risques de marché - a parfois fait oublier que connaître le risque et le modéliser ne suffit pas à le maîtriser. Pire encore, l'utilisation généralisée de certains modèles peut conduire collectivement à négliger certains risques, les rendant de facto d'autant plus à craindre en raison du risque systémique.

La plus grande erreur que nous pourrions faire, à l'issue de cette crise, serait de nous contenter de changer de modèle mathématique pour continuer comme par le passé. Le modèle mathématique permet d'analyser, de comprendre et de délimiter un cadre de raisonnement. La très grande complexité des méthodes qu'il mobilise peut cependant conduire à la démesure et au sentiment de toute puissance : l'exactitude du calcul et le caractère implacable du raisonnement ont toujours séduit les novices.

Dans le domaine de la finance, la France est réputée pour sa formation en mathématiques financières et l'on peut en être fiers. Les jeunes formés dans nos écoles et nos universités emplissent les salles de marché à Paris, à Londres et à New York. Ils ne sont cependant que des "techniciens" de la finance, même si leurs salaires et leurs bonus indexés sur leurs performances ont eu tendance à nous le faire oublier.

Formés pour la plupart d'entre eux à bac + 5, ils maîtrisent certes tous les aspects techniques et notamment les redoutables méthodes numériques et quantitatives et c'est pour cela que les banques se les arrachent. Cependant, rares sont ceux parmi eux qui auront eu une formation approfondie à l'économie des marchés financiers qui leur aurait permis d'acquérir, par-delà la technique, une compréhension en profondeur des rouages de l'économie financière.

Courbes et modèles mathématiques constituent des cadres de références et des langages communs que le financier se doit de connaître. Mais il doit être conscient qu'après application de ces formules, des risques résiduels demeurent à sa charge et qu'il se doit de les couvrir non pas statistiquement mais par des garanties réelles. Il se doit d'utiliser tous les outils mis à sa disposition par les mathématiques financières tout en laissant une place au doute, cette distance par rapport aux théories et aux modèles, inhérente à ceux qui ont été formés par la recherche.

C'est lorsque ce doute et cette distance font défaut que toutes les dérives deviennent possibles, à tel point que certains finissent par croire que l'on peut avoir raison seul contre le marché.



Denis Chemillier-Gendreau est consultant financier.

Elyès Jouini est vice-président de l'université Paris-Dauphine.


 

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