L’enlèvement d’Europe, par Daniel Cohn-Bendit

Publié le par ledaoen ...



S’il s’agissait d’une banque, on parlerait d’un hold-up. S’il s’agissait d’une personne, on parlerait d’un rapt. Dans les deux cas au moins, une chose est sûre : les médias en parleraient ! Ici le délit est moins grave, il n’est que politique et institutionnel. Ni effraction ni trace de sang…

Et pourtant, les faits sont là. A un mois de la tenue des élections européennes, jamais scrutin d’une telle importance n’aura fait en France l’objet d’un tel effacement !

L’Europe n’en est pas à son premier enlèvement. Depuis la Grèce antique, la mythologie raconte comment cette princesse d’Asie, qui donna son nom à notre continent, fut enlevée par Zeus dissimulé sous les traits d’un taureau. Dans ce second rapt, en version française et avec un budget de série B, Nicolas Sarkozy - qui n’est pas Zeus - et les leaders politiques nationaux - qui ne logent pas encore à l’Olympe - sont les piètres figurants d’une mascarade franco-française.

En dépit des enjeux considérables qui se profilent derrière ces élections, la plupart des formations politiques n’ont, à J - 30, pas vraiment commencé à battre campagne sur les questions qui se rapportent directement à ce scrutin. A l’exception d’Europe Ecologie, il ne se trouve personne pour débattre de la position de levier que pourrait avoir l’Union dans la négociation sur le changement climatique qui s’ouvrira en fin d’année à Copenhague ; personne pour mettre sur la table la réforme de la Politique agricole commune et qui sera pourtant un des grands chantiers de cette euromandature ; personne pour discuter de l’indispensable transformation écologique de l’économie sur notre continent quand ce sujet est au cœur même de la politique actuelle aux Etats-Unis ; personne encore pour avancer la mise en place d’un bouclier social européen afin de protéger nos concitoyens durement touchés par la mutation inéluctable de notre appareil productif ; personne pour débattre des politiques à mettre en place en faveur des pays en développement pour réguler en amont des phénomènes migratoires qui ne cesseront d’être plus massifs…

J’arrête là l’énumération, le Parlement européen qui sortira des urnes le 7 juin prochain aura un rôle essentiel à jouer dans ces décisions structurelles à prendre, tout comme il aura plus qu’un mot à dire sur la reconduction ou non du très inopérant président de la Commission européenne, José Manuel Barroso.

Au lieu de cela, la classe politique nationale, ainsi que les médias qui la suivent de si près au point parfois de la devancer, restent obstinément focalisés sur les jeux de basse-cour d’une élection présidentielle qui se tiendra dans plus de trois ans ! Sans parler des plus désespérés qui se perdent déjà en supputations surréelles à propos de 2017 !

La vérité, c’est que la France est frappée d’une pandémie intérieure grave, qui ne provient pas du Mexique, mais des armées mexicaines des deux principaux partis où l’on compte par dizaines les seconds couteaux se rêvant un destin présidentiel. Plus le pouvoir effectif de l’économie et de la politique échappe au cadre national, plus les acteurs censés incarner la vie publique semblent se replier dans les oripeaux d’un pouvoir sans lame. Notre régime politique s’est engouffré depuis quelques années dans une présidentialisation accrue de ses institutions. Un extraterrestre débarquant dans l’Hexagone pour délivrer un message à ses habitants aurait aujourd’hui bien peu de chances d’être entendu… à moins naturellement qu’il n’honore le couple présidentiel ou qu’il n’ait en réserve un bon commentaire sur les dernières excuses de Ségolène Royal ou le dernier ouvrage de François Bayrou !

Qui sont les responsables de cette occultation des enjeux de fond des élections européennes ? Comme dans toute compétition, Sarkozy se plaît à être en tête (ou, à défaut, de le faire croire). Son habileté à organiser l’agenda médiatique et l’ensemble du jeu politique français autour de sa personne est indiscutable. Son omniprésence médiatique est sans égale dans un pays démocratique. D’une présidentielle l’autre, tout scrutin intermédiaire susceptible d’entamer son crédit en vue d’une éventuelle réélection est délibérément dévalué, rétréci ou détourné. Nicolas Sarkozy a en effet tout à perdre d’un véritable débat sur le rôle et l’influence croissante du Parlement européen dans nos grandes orientations politiques. D’abord, parce que cela contredirait l’image régalienne qu’il donne à l’envi de la fonction présidentielle. Le prétendu succès de sa présidence de l’Union de l’an passé en ressortirait très écorné : certes, il a fait montre de réactivité, mais son action a été brouillonne et sans véritable vision de la crise sur le long terme. Depuis trente ans en France, le parti du chef de l’Etat semble condamné à perdre les élections européennes. Nicolas Sarkozy en est conscient et cherche par des subterfuges douteux à conjurer le sort. Il le fait notamment en raccourcissant, à la limite de l’indécence, la durée effective de la campagne. Chef de sa majorité, ce n’est que ce 5 mai qu’il s’est enfin décidé à lancer ses troupes, avec au passage et un beau clin d’œil personnel au second anniversaire de sa propre élection. Il refermera cette parenthèse d’un mois avec la visite de Barack Obama en France.

Mais ce qui me choque le plus dans ce piège grossier tendu par Sarkozy, c’est l’étonnante facilité avec laquelle tout ce que ce pays comptait encore d’hommes et de femmes politiques respectables a désormais cédé à ce pitoyable manège. Celui qu’on présente comme l’étoile montante de l’anti-sarkozysme et qui fut longtemps considéré comme le plus européen de la classe politique française, François Bayrou, adopte aujourd’hui pour assurer sa position personnelle une posture que je n’hésite pas à qualifier de politiquement irresponsable en sacrifiant lui aussi le débat européen et le rôle qu’il aurait pu y tenir.

Faire de ce scrutin un round d’entraînement à la compétition présidentielle et instrumentaliser ce moment fondamental de la vie démocratique en Europe en un vote sanction contre le gouvernement reviendra une fois de plus à envoyer à Strasbourg des parlementaires sans réelle vision de l’Europe ni mandat clair pour la changer. Je le dis, c’est une stratégie minable, dont l’inefficacité est garantie.

Face aux crises et devant l’ampleur des réponses européennes à donner, en particulier là où les gouvernements nationaux semblent faillir, ce n’est pas d’un vote sanction, mais d’un vote efficace, dont les citoyens de ce pays et de l’Union ont besoin. Un vote véritablement alternatif à la politique étroite de Sarkozy et de ses fidèles opposants, comme il serait alternatif aussi aux politiques injustes et court-termistes de Merkel en Allemagne, de Brown au Royaume-Uni ou de Berlusconi en Italie.

Face à ce rapt national de l’Europe, j’en appelle à l’intelligence des citoyens et des médias d’information. Libérons l’Europe de ses enfermements nationaux. Donnons-lui le souffle et la détermination qu’elle mérite. C’est notre avenir qui en dépend.


DANIEL COHN-BENDIT est tête de liste Europe écologie en Ile-de-France aux élections européennes.

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B
Que n'a-t-il raison sinon que de se poser hors tout clivage n'a aucun sens, hormis celui de ratisser large plutôt que de pointer du doigt le véritable danger pour notre planète, j'entends l'individualisme forcené et le profit.<br /> De quelle position de levier pourra-t-il donc bénéficier à Copenhague sans pouvoir dénoncer le système, raison première de l’état d’urgence écologique où nous nous trouvons ?<br /> Hors le rejet de ce système comment justifiera-t-il la nécessité de relancer l’agriculture des pays en développement en cessant nos propres subventions ?<br /> Dans ces conditions il est totalement illusoire d’envisager une quelconque transformation écologique de notre économie et encore plus illusoire d’espérer influer sur la politique désormais ultralibérale qui s’empêtre plus que jamais dans ses contradictions et dans sa crise.
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