Démondialisation : la lepénisation des esprits par la gauche, par RAPHAËL ENTHOVEN

Publié le par ledaoen ...

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Dans une tribune parue dans Libération lundi,David Djaïz et François-Xavier Petit m’ont reproché d’avoir présenté la démondialisation comme une idée «fausse, arrogante, contradictoire et démagogique». Puisque c’est la première fois, depuis que j’en parle, que je reçois des arguments et non des invectives à ce sujet, j’aimerais prolonger ici un dialogue de bonne foi. Pourquoi la démondialisation est-elle arrogante ? Parce que, quand la grande minorité d’un petit pays comme le nôtre feint d’entreprendre, à elle seule, d’inverser le cours de l’histoire, «elle siffle plus haut que sa bouche», comme disait Lucien Jerphagnon.

Le fait que le concept soit né dans un pays du Sud n’est pas une preuve d’humilité. Se donner pour but «la convergence sociale et fiscale du Vieux Continent» ne l’est pas davantage. Si la mondialisation était une dictature - si son pouvoir reposait sur l’apparat, la police secrète et la servitude volontaire - il suffirait peut-être qu’un seul pays se rebelle pour que l’édifice vacille, à la manière dont une immolation déclenche le printemps arabe. Seulement, ça n’est pas le cas. Et il faut ici bien plus qu’un rouage rebelle pour gripper l’ensemble de la machine.

La mondialisation n’est pas une dictature mais un système, un organisme plus encore qu’une organisation. Les coupables en sont d’abord des boucs émissaires. Tel un trou noir, cet organisme se nourrit des reproches qu’on lui fait - à la manière dont l’économie du livre se nourrit des ouvrages qui contestent la loi du marché. Je n’aime pas plus la mondialisation que vous, mais je soutiens que la combattre n’est pas la comprendre, alors que l’inverse est vrai. C’est en cela que l’idée de démondialisation est fausse. En exigeant d’être elle-même mondialisée pour fonctionner, elle se donne pour point de départ sa propre dénégation et, loin de lui nuire, elle alimente l’état de fait qu’elle dénonce à juste titre. En appelant de ses vœux un modèle économique dont la fermeture des frontières est la condition, elle fait comme si on pouvait revenir en arrière, ce qui est illusoire et suicidaire. Illusoire, parce que la mondialisation est un phénomène temporel autant que spatial : du pays en voie de développement qui, sous-payant sa main-d’œuvre, pulvérise nos marchés endormis, à l’homme d’affaires qui regarde ses mails sur son BlackBerry, nos comportements sont déjà si mondialisés qu’à moins d’imposer les téléphones à cadran et un salaire minimum à l’industrie chinoise, la démondialisation restera l’utopie d’un occidental repu dont la satiété éveille la bonne conscience et l’invite à abjurer, aux dépens des autres, les mécanismes injustes auxquels lui-même doit sa prospérité : autant demander à un fleuve de remonter à sa source.

Suicidaire parce que, dans le monde comme il (ne) va (pas), durcir les frontières expose à de tels retours de bâton que cela reviendrait à arpenter sans armure le champ de bataille du commerce mondial. De même que la victoire du non français au référendum de 2005 a eu pour conséquence l’inverse de ce que réclamaient ses partisans, le contresens de la démondialisation aurait pour effet de nous exposer davantage à tous les vents. Il ne suffit pas de refuser de jouer le jeu pour s’en affranchir ni de mettre la tête dans le sable pour empêcher l’arrivée du train. Vous dites que la mondialisation «est le résultat de choix politiques donc réversibles comme l’organisation méticuleuse de la déréglementation financière et monétaire mondiale, depuis les accords de la Jamaïque (1971)». Le monde était-il moins injuste avant ? C’est faire grand cas d’un accord commercial et réduire à une décision ce qui relève d’abord d’une disposition clé du caractère humain : la liberté d’entreprendre et de se déplacer.

Vous présentez ainsi la démondialisation comme une idée neuve ; or, je la tiens, moi, pour aussi vieille que le monde lui-même. Vous y voyez «la possibilité d’un autre imaginaire», j’y vois l’ultime version de l’antique (et périlleuse) tentation du repli comme réaction aux dangers qu’on ne comprend pas. En fait, la démondialisation réactive le vieux rêve d’une «démocratie réelle» où la liberté d’expression ne serait pas lestée par l’exploitation de l’homme par l’homme. Mais si l’économie de marché est historiquement la dot de toute démocratie, si la volonté d’en finir avec elle débouche toujours sur des massacres de masse, c’est qu’on ne découpe pas la liberté sans la tuer, et qu’on peut, au mieux, la préserver en l’organisant, la garantir en la régulant. Que ce soit au nom du pire ou du meilleur, pour renvoyer les sans-papiers ou éviter la concurrence des marchandises, la fermeture des frontières n’est jamais une solution, et le fait qu’elles portent sur la délinquance financière ne rend pas moins antipathiques les «lois sécuritaires» chères à Arnaud Montebourg et à Marine Le Pen.

Enfin, je retire volontiers l’expression de «national-socialisme» lancée dans le feu d’une discussion avec les lecteurs de Libération. Et je présente mes excuses à Arnaud Montebourg et à ses partisans - qui ne sont évidemment pas des nazis, mais les dupes de leurs bonnes intentions. Pour autant, vendre la démondialisation aux électeurs de gauche demeure une opération ouvertement populiste et une façon de jouer avec le feu. D’ailleurs, vous le dites vous-mêmes : «la démondialisation est le meilleur rempart face à la poussée presque irrésistible de l’extrême droite» car elle refuse de «dédaigner son électorat», or c’est l’argument du candidat Sarkozy pour conduire en 2007 une campagne sécuritaire avec, à la clé, un Front national plus fort que jamais. Pour ma part - mais ça n’engage que moi - je considère que c’est un jeu dangereux, une lepénisation des esprits par la gauche, qui profite à l’original plus qu’à la copie, et dont Marine le Pen (qui était la première à se réjouir de la «défection» de Montebourg ralliant François Hollande) est la seule bénéficiaire. Ce n’est pas en caressant les gens dans le sens du mauvais poil qu’on les ramène au bercail républicain : face à l’extrême droite, comme partout ailleurs, la pédagogie vaut mieux que la démagogie.

Par RAPHAËL ENTHOVEN, Professeur de philosophie

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